
Qu’y a-t-il de commun entre un nouveau-né prématuré, une femme enceinte, une être qui ouvre son cœur et ressent sa blessure, l’image d’un arbre nu au cœur de l’hiver ?
L’hiver, la nature ne laisse rien transparaître de sa vitalité profonde, tout est dénudé, les arbres se tiennent là sans feuillage, sans habit ! Aucune trace de cette transformation souterraine, du processus de régénération qui palpite en profondeur. Le squelette à nu, l’arbre s’érige dans le vent froid et pluvieux, sans protection, ni parure. Tout se passe à l’intérieur.
Quand la vie m’impose de courber l’échine, d’incliner la tête, de faire céder mon genoux et le laisser se poser sur le sol dur, mon apparat se désagrège. Je quitte mes armures. Mon égo capitule. Le fruit de ma volonté s’est heurté à un mur.
« Les parois cèdent. Tous les barrages cèdent. L’amour envahit tout » écrivait Christiane Singer dans son ultime voyage**. Et un peu plus haut dans son œuvre :« Celui qui ignore que la vie est incessante métamorphose n’aura pas sa part de miracle ».
Il faut entendre par métamorphose, le cycle de la vie et de la mort. Depuis la nuit des temps, nous sommes emportés dans cette danse. Nos cris ou nos pleurs sont inaudibles tant que nous résistons à son rythme. Mais si nous nous déployons et entrons dans le mouvement de vie et de mort, alors nous pouvons goûter à quelque chose de mystérieux… au principe qui régit le monde, au divin ?
Dans son livre « Chevaucher entre deux mondes », Linda Kohanov *raconte la gestation et la mise bas de sa jument Rasa. Rasa met au monde prématurément deux poulains, l’un mort-né, l’autre, vivant. La vie et la mort dans un seul instant. Le rescapé, petit être fragile, dépend des humains pour survivre. N’ayant pas terminé sa croissance, il a besoin d’être entouré, soigné dans une présence continue.
La vulnérabilité extrême de ce poulain a créé de nombreuses transformations chez les centaines de bénévoles qui se sont relayés auprès de lui.
Ce récit de l’écrivaine initiée à la guérison du cœur par les chevaux a fait surgir des questions : Quel est ce pouvoir qui né au plus profond des événements tragiques, ceux qui nous blessent, mutilent une partie de nous parfois, qui nous mettent à sang ?
Quel est ce joyau qui ne pousse que sur cette terre-là, où nous nous retrouvons exposé, nu, sans défense face au monde : le territoire de la vulnérabilité.
Comment les chevaux nous permettent-ils d’expérimenter ce pouvoir intérieur de manière naturelle et spontanée ?
Depuis quelques mois, ces idées frayent leur chemin. La vulnérabilité se manifeste dans le vécu de ma grossesse, la nudité de l’hiver, l’accompagnement des personnes qui enlèvent leurs masques, qui touchent leurs blessures et plus subtilement dans une certaine atmosphère qui semble murmurer « arrêtons de se battre ».
Il y a 15 ans, lors d’un stage de mouvement dans la mer, j’ai vécu une expérience initiatique. La proposition était de se glisser couchée sur la plage et de laisser les vagues vous aspirer dans le fond marin pour ensuite vous recracher avec force sur les galets et s’abandonner à cette valse tournoyante et puissante. Mon corps devenu souple et tentaculaire était pétri et sculpté par les vagues. Sa forme s’adaptait à chacune des forces qui le contraignaient. Dans son aspiration vers le fond, il raclait le sol rugueux qui , en retour, se moulait à son volume. Ensuite, un temps où le « rien » s’invite. Une éternité entre l’inspir et l’expir. L’expiration qui vient surprendre ce corps informe et le propulser avec une puissance infinie vers la terre. A aucun moment, je n’ai bu la tasse. A aucun moment, je n’ai été blessée. Une synchronicité parfaite était à l’oeuvre entre ma respiration, les mouvements de mes articulations et les mouvements marins, à chaque instant imprévisibles.
« Je vous le jure. Quand il n’y a plus rien, il n’y a que l’Amour. Il n’y a plus que l’Amour. Tout les barrages craquent. C’est la noyade, l’immersion. L’amour n’est pas un sentiment. C’est la substance même de la création « Christiane Singer**
Sans armure et sans structure, je me suis laissée emportée. Aucune pensée, aucune anticipation, aucune peur. L’instant présent dans le plus grand dépouillement de ma volonté. Pourquoi ai-je eu la chance de vivre cette expérience, je l’ignore. Mais je sais que quelque chose de fondamental s’est livré dans ces instants d’abandon aux rythmes de la nature et de la vie.
La vulnérabilité se manifeste souvent dans le contact authentique avec les chevaux tel qu’il est proposé dans les séances de développement personnel guidé par les chevaux. Il suffit souvent de franchir la clôture et rejoindre le monde animal pour que surgisse cet état particulier ou quelque chose d’intime est sur le point de se transformer ou d’être révélé à notre propre conscience.
Linda Kohanov, s’inspirant des travaux de Karla McLaren, écrit « La vulnérabilité indique le point sur lequel un une ancienne stratégie pour gérer les événements, un shéma comportemental ou une manière de percevoir le monde est remis en cause ou une partie du soi, auparavant réprimée, est en train de refaire surface …Le faux soi peut vraiment ressentir que sa vie est menacée, en fait, la manière de vivre dans laquelle le faux soi prospère peut être profondément transformée.. »*.
L’égo, le faux soi n’est pas créatif, ni intuitif, ni relié. Il ne ressent pas l’Amour. Ni la joie. Ni la compassion. Il maintient nos structures (elles mêmes construites sur nos expériences passées) en place ; c’est cela son rôle. Entrer dans la vulnérabilité, c’est se dévêtir de ce manteau et demeurer dans le monde, nu.
Le chevaux nous rencontrent dans cette « nudité ». Sans notre attirail de pensées, de croyances et d’habitudes. Lorsqu’ils viennent à notre rencontre, ils nous dépouillent s’il le faut de nos bagages encombrants pour nous placer au centre du Soi. C’est là que le miracle joue. Comment cela est-il possible ? Sans doute ne quittent-ils jamais cette danse. Ils nous y invitent si nous savons les y rejoindre.
* Linda Kohanov “Chevaucher entre deux mondes : Développer son potentiel par la voie du cheval”, Le courrier du livre, 2016.
** Christiane Singer “Derniers fragments d’un long voyage”, Albin Michel, 2007.